Au théâtre

Interview de Cécile Fraysse

autour du spectacle Humus

« Laissez-vous embarquer dans une brume d’île. Humez le souffle dans le sol. Laissez-vous flotter au milieu des oiseaux. Écoutez les vagues. 

Observez ce rocher couvert d’algues et de lichens, une bulle, un terrier, un refuge, une maison. La terre respire, ressourcée de mystérieuses créatures, vers de terre ou lombrics, qui creusent des galeries de leur énergie discrète.

Deux pantins de bois glissent le nez au vent : Nanouk, l’enfant curieux, et Mémère, la vieille dame fantasque. »

 

 

Voyage sur l’île aux vers de terre, en compagnie de Cécile Fraysse, metteure en scène du spectacle Humus

 

 

 

 

Pourquoi avoir ancré l’histoire sur une île ? Quelle en est la portée symbolique ?

 

C’est une longue histoire... D’abord cela fait plusieurs années que je vais en vacances sur des îles. C’est un espace qui m’intéresse d’un point de vue géographique parce qu’elles sont souvent très sauvages. Je parle notamment des petites îles, celles sur lesquelles les voitures sont interdites… On se retrouve alors dans une atmosphère particulière, surtout lorsqu’on vit toute l’année dans une mégalopole comme Paris. 


Il y a des gens que cela étouffe, d’autres qui s’y sentent seuls. Personnellement je ne ressens pas du tout d’isolement sur une île, plutôt une impression d’être dans un espace à la mesure de l’Homme. 


On y trouve un temps et un rythme propres à la vie sur les îles : le temps se ralentit, on emprunte à peu près toujours les chemins, on regarde plus précisément et on s’arrête plus sur les choses. Même en ce qui concerne la flore : elle y est souvent moins multiple, on n’y trouve que quelques espèces spécifiques. 


Sur une île, le rapport au paysage, à l’environnement et au temps se ralentit et s’intensifie. 


L’île m’intéressait donc tant pour la scénographie que pour créer d’un point de vue narratif entre les deux personnages une relation binaire, très peu perturbée par des éléments extérieurs. 

 

 

Dans cet espace – physique et temporel - particulier, quel est le rapport au mouvement ? 


L’île permet de jouer sur la perte des repères temporels. Sur une île, près de la Bretagne ou en Islande par exemple, d’une minute à l’autre le temps peut changer : pluie, vent, beau temps… A la fois il s’y produit énormément de mouvements, et en même temps il ne se passe rien. 


Cela me faisait donc penser à un parcours de vie : tout change autour de nous, mais subsiste toujours une forme de stabilité. Chaque être traverse les étapes de la vie avec le même corps, qui certes va évoluer, mais qui en définitive reste stable. 


Le mouvement est également intérieur. Sur l’île, ce sont les vers qui remuent la terre, qui la font respirer, mais chez l’Homme il existe aussi des mouvements intérieurs tout aussi importants. 

 

 

 

« Sur l’île aux vers de terre

Sur l’île perdue en mer

Souffle le vent souffle le vent

Entre deux âges, trois âges, mille âges

Quel est mon âge ? »

 

 

 

Le sous-terrain est souvent associé à quelque chose de secret, d’enfoui, mais aussi de dangereux parce qu’inconnu. Pourquoi ouvrir cette terre à la fin du spectacle ?

 

Le paysage dès le départ, apparait percé de toutes parts. L’île ressemble en quelque sorte à une maison troglodyte dans laquelle les vers de terre remuent entre l’intérieur et l’extérieur.

 

Ils symbolisent des choses invisibles : des peurs, des désirs, tout ce qu’on ne contrôle pas. Mais il me semble qu’il est important de ne pas tout rationnaliser, tout contrôler !

 

Cette île fait partie des îles vivantes, on y voit des fumeroles, le spectateur devine un volcan quelque part, qui peut se réveiller à tout moment.

 

Tout comme la relation, qui - à un moment donné - se termine (la grand-mère est âgée, elle ne va pas forcément rester sur cette île, peut-être même mourir), une grande transformation se produit sur l’île. Les plaques tectoniques craquent, l’île connait une évolution structurelle.

 

Le message que je voulais transmettre est le suivant : le corps, qui représente soit une relation, soit une personne, soit un paysage physique, peut connaître cette évolution structurelle. Il se casse, se sépare, mais peut-être que comme pour une cellule, il se divise pour se reproduire. 

 

 

 
 
 
 
 

Pourquoi avoir choisi le thème du dialogue intergénérationnel ? As-tu déjà travaillé avec des personnes âgées ou des enfants ?

 

C’est la première fois que je traite de cela dans un spectacle.

 

J’ai beaucoup de personnes âgées dans ma famille, je suis la dernière du dernier des enfants, dans une famille avec beaucoup de centenaires. Je suis donc régulièrement confrontée dans mon quotidien à la vieillesse. L’aînée de ma famille, que l’on voit à la fin du spectacle en vidéo, est ma tante née en 1920.

 

Je vis donc les problématiques des maisons de retraite depuis quelques années. Quelque chose change quand les personnes vont en maison de retraite : c’est une forme de ghetto, dans lequel les personnes âgées ne vivent plus de stimulation.

 

Pour avoir travaillé en crèche, je trouve qu’il y a quelque chose de commun entre le début de vie et la fin de vie. Il existe des lieux où l’on mixe les maisons de retraite et les crèches, et je pense que c’est une très bonne chose car il y a à ces deux âges un besoin très fort de contact, de communication, de tactile. Le besoin relationnel est beaucoup plus fort que pour des adolescents ou des adultes, qui peuvent fonctionner en électron libre.

 

 

Entre ces deux âges, quel est le rapport au temps et à la mémoire qui se dégage dans Humus ? 

 

L’enfant, tout petit, a une mémoire du présent encore très jeune. Il imagine plutôt le futur, tandis que la personne âgée essaye de ne pas perdre le passé.

 

Je vais avoir 44 ans, un âge entre deux, ce qu’on appelle l’âge mûr : je ne me projette plus comme avant, mais je ne suis pas encore dans le passé. L’espérance de vie est d’environ 85 ans, à la quarantaine on se trouve vraiment à mi-parcours.

 

Dans Humus, Nanouk et Mémere, l’enfant et sa grand-mère, sont des extrêmes radicaux entre lesquels j’ai tendu un fil.

 

Le spectacle s’inscrit dans un présent très fort : c’est le seul temps qui, selon moi, existe. C’est parce que ces deux extrêmes vivent ensemble, et uniquement ensemble, que le présent de la représentation est si intense. Plus en tout cas que si l’enfant n’évoluait qu’avec d’autres enfants (dans la projection) ou si la grand-mère n’était qu’avec des personnes âgées (repliée sur sa mémoire).

 

Cela fait écho aux vers de terre : le lien entre les deux âges, entre les deux personnages, est fait de choses qui nous remuent de l’intérieur.

 

 

Nanouk :

Qu'est ce que tu fabriques mémère ?

Mémère :

(Rit) – Je vis Nanouk !

 

 

 

Dans la nature, les vers permettent d’aérer la terre, et sont donc indispensables à notre écosystème. Que considères-tu indispensable à l’Humain et à sa mémoire ?

 

D’abord il faut commencer par accepter d’oublier des choses. Et puis, surtout, il est essentiel dans le présent de se laisser traverser par des désirs, des peurs, des émotions, des sentiments. C’est ce qui nourrit les projets.

 

C’est aussi cela qui nous permet de ne pas devenir de la pierre, dans un état sclérosé où l’on a tout vu, où l’on sait déjà tout. 

 

 

 
 
 

Du point de vue de la création technique, peux-tu nous décrire l’évolution de Humus ? 

 

Je ne suis pas partie avec une idée définitive, et la création a beaucoup évolué. La scénographie garde d’ailleurs les traces de mes recherches successives. Au départ, par exemple, l’île ne devait pas s’ouvrir et se présentait en un seul bloc.

 

Tout le spectacle s’est bricolé au fur et à mesure, le processus a été très long. J’ai considéré cette île comme mon petit jardin que j’améliorais petit à petit.

 

Dès le départ, j’avais envie de quelque chose de très artisanal. C’est pourquoi les marionnettes sont en bois et tout le décor, les costumes, présentent un aspect « bricolé ». 

 

C’est quelque chose de récurrent dans mon travail : je ne prévois pas tout à l’avance. Tout est fait main, par moi-même, car j’apprécie l’idée de pouvoir revenir sur ce petit monde que j’ai créé, et cela m’offre beaucoup de liberté.

 

 

 

 

 

Propos recueillis le 18/12/2017 par Julie Geffrin